03-04-2020, 19:58

Arya scrute le visage de Mildred, d’Amélia et de Blanche, attendant vainement qu’ils réagissent. Alors même qu’elle a le sentiment que ses méninges n’ont jamais aussi bien fonctionnées, elle a l’impression que leur cerveau à eux a grillé en même temps que les autres disparaissaient. Aussi, ça ne l’étonne guère lorsque la première réponse qu’elle obtient face à son récapitulatif de la situation est :
- Tu veux parler de l'entrée que prenait ta mère quand elle travaillait ici comme bonne à tout faire ? Mais je ne me souviens plus très bien... c'était avant ou après que ton père ait été jugé ?
Haussant les épaules avec dédain, la jeune femme réplique sèchement :
- Je ne vois pas en quoi ta déclaration va nous aider à sortir d’ici. Peut-être que tu es bien heureux que tout le monde ait disparu et qu’aucun tabloïd ne puisse donc étaler ta relation hypocrite avec une femme que tu as engrossée sans aimer mais cette situation ne concerne que toi et tu es le seul à mériter de crever en enfer.
A aucun moment la blondinette n’a décidé de mâcher ses mots. Jouer avec les sentiments amoureux des gens est réellement une des choses qu’elle exècre le plus sur cette planète, d’autant plus que cette situation fait remonter des éléments douloureux de sa propre histoire. Replongée une année en arrière, Arya revisualise le sourire narquois de son premier amour lui annonçant d’un air triomphant avoir gagné son pari. « Quel pari ? », « Celui de t’avoir dépucelé ahah ! Il m’aura fallu du temps putain, c’est sûr que tu m’as pas facilité la tâche ! Mais 2000 euros à la clé, ça vaut bien quelques mois d’efforts ahah ! Roh allez, fais pas cette tête, de toute manière tu n’aimes personne ! ». Un sourire amer se dessine sur ses lèvres. Elle avait perdu deux ans de sa vie à tomber éperdument amoureuse d’un homme qui jouait avec elle sans n’y avoir rien vu. A chaque fois qu’elle y resongeait, elle ressentait à nouveau le coup de couteau dans sa poitrine, elle revoyait son corps se plier comme après un gros coup de poing asséné dans le ventre. Elle visualisait les larmes dévaler ses joues tandis qu’elle le voyait partir sans se retourner, goguenard. Et elle restait là, immobile sur le trottoir, suffocant. Mais cela, personne ne le savait hormis Léo, qui l’avait aidé à traverser des moments très difficiles de sa vie et acceptait avec bonté de l’accueillir tous les weekends, dans des moments bénis où ils refaisaient le monde à deux. Tout le monde les pensait ensemble, mais personne ne savait réellement qui était Arya et ce qu’elle ressentait. Que des imbéciles.
- Gaspard !
Le cri de Blanche, qui vient percer le silence environnant, lui fait reprendre pied. Ce n’est pas le moment de se laisser aller à ses pensées. De toute manière, si tout le monde a disparu, lui aussi doit avoir quitté ce monde. Mais bizarrement, cette idée ne la réconforte pas, bien au contraire. A croire que cette relation l’a marqué au fer rouge, et que rien n’y fera jamais.
- Je suis sûre de l’avoir vu… Je sais qu’il a bougé. Mais il ne peut pas être loin.
C’est réconfortant de voir quelqu’un d’autre réfléchir ici. Néanmoins, l’évanouissement de Gaspard dans la nature vient réveiller des angoisses profondes dans le cœur d’Arya. Et s’il a disparu lui aussi, avec juste un peu de retard ? Et s’il ne leur restait que quelques minutes avant de disparaître à leur tour ? Ses pensées lui font faux bond, elle n’arrive pas à rester concentrée sur ce qui se passe autour d’elle et leurs paroles lui semblent vides de sens. La jeune femme a un peu l’impression de se trouver en dehors de son propre corps, à regarder la scène comme une spectatrice. C’est certainement pour cela que lorsque Mildred les enjoint à le suivre, elle suit mollement le mouvement, quelques pas en arrière, trainant des pieds, sans voir que Blanche est déjà partie dans l’autre sens. Ils traversent la demeure en silence, aucun son ou presque ne vient briser la sacralité du moment. On a presque l’impression que leur respiration est coupée, alors qu’Amélia marche sur la pointe des pieds derrière Mildred, Arya toujours en retrait, pliée en deux, priant pour être moins visible. Ils s’arrêtent dans une chambre, permettant à l’aristocrate de fouiller dans les armoires en quête de vêtements propres. Arya en profite pour siffler entre ses dents :
- En plus d’être con t’es un voleur, j’y crois pas. Prenant Amélia à partie, elle ajoute, Et cet animal est censé constituer le gratin de la haute société ?! Mais c’est pas possible, quel merdier.
La jeune femme commence alors à tourner comme un lion dans le couloir d’à côté. Ils n’ont pas que ça à faire d’attendre que Monsieur l’Imbécile se change. Pourquoi le sort avait-il décidé de lui coller des crétins pareils dans les pattes ? En plus, il fallait qu’elle tombe sur deux qui avaient couché ensemble. S’ils pensaient être discrets avec leurs œillades amoureuses, c’était raté. De toute manière, ça ne l’étonnait guère vu la réputation de Mildred, qui semblait avoir eu des relations avec la moitié de la planète.
- Il fallait que je me change, je suis trempé.Roulant les yeux au ciel face à cette excuse toute trouvée, il n’en aurait pas fallu moins à Arya pour répliquer méchamment, si alors des bouffées de chaleur n’avaient pas commencé à arriver, suivies par des sueurs froides. Une seconde, deux secondes, trois secondes, le temps semble s’étendre et s’allonger, difforme. Comme une espèce de distorsion malsaine de la réalité. La jolie blonde secoue activement ses jambes, se frotte les bras pour se réchauffer, en vain. Ses oreilles se bouchent, l’isolant du monde. Un bruit sourd vient résonner dans ses oreilles, tapant méchamment contre ses tympans, jusqu’à remplir tout l’espace. Comme dans un rêve, elle voit les lèvres de Mildred bouger mais ne peut entendre aucun des mots émit par le jeune homme. Ça va, ça vient et ça lui tape sous le front, tel un marteau qui s’abat avec violence à l’intérieur de son crâne. Soudain, la tonalité change et se transforme en un sifflement si aigu que tous ses sens disparaissent pour laisser place à une douleur intense. Pliée en deux par cette crise soudaine, Arya vient masser ses tempes avec ses index et ses majeurs, dans une vaine tentative de faire taire cette souffrance qu’elle n’a jamais connu.
A côté, personne n’a remarqué, les sens rendus en alerte par un cri suraigu et angoissé.
- Au secours ! Aidez-moi !
C’est Blanche qui manifeste le fait qu’elle se trouve dans une situation critique, et par là même rappelle son absence au reste du groupe. Autant dire qu’un mal de tête n’est rien à côté. D’ailleurs, ce sifflement dans son crâne disparaît aussi vite qu’il est arrivé et Arya a le temps d’entendre les appels paniqués de Mildred.
- Blanche ! BLANCHE ! Dans l’urgence, la jeune femme en oublie ce qui vient de se passer, ses pensées s’envolant toutes entières vers la volonté de trouver une des uniques personnes qui restaient encore dans le jardin quelques minutes auparavant. Ce n’est pas que sa disparition lui ferait beaucoup de peine, après tout ce serait hypocrite de dire qu’elle la portait dans son cœur, mais c’était peut-être la personne la moins exécrable des trois, si on oubliait Gaspard qui pouvait n’être qu’un mirage. Aussi, bien que Mildred soit le premier à descendre les escaliers en marbre reliant le manoir au jardin, Arya le dépasse rapidement. Elle ignore ainsi royalement son "On reste groupés surtout…" et oublie par la même occasion son affirmation précédente qui disait de rester ensemble pour éviter de tous y passer. Elle dépasse le téléphone sans le remarquer, comme poussée à avancer par une force extérieure. Son instinct lui dit que quelque chose de pas net vient de se passer. A moins que ce ne soit juste le cri plaintif de Blanche ? Peut-être bien, c’est ce qui paraît le plus logique. Mais au fond d’elle-même, la jeune femme sait. Elle sait que la vérité est à porter de doigts, cachée derrière quelques kilomètres de raison. Raison que ne possède visiblement pas Mildred puisqu’il se demande encore si Gaspard était vraiment là. Evidemment qu’il était là, tout le monde l’a vu à la soirée et Blanche était en train de s’égosiller sur son prénom avant de s’en aller loin du groupe, ce n’était forcément pas pour faire joli. Mais la bêtise du garçon n’était plus à prouver et Arya était préoccupée par autre chose.
Aussi, la blondinette continue de s’éloigner, plus tranquillement, jusqu’aux bordures de la forêt. Elle approche de quelque chose, elle le sent. Ses joues deviennent plus rouges et son cœur commence à palpiter dans sa poitrine. Son sentiment de pouvoir savoir ce qui s’est passé se renforce, elle sait qu’elle y est presque. Le temps semble à nouveau se distordre et soudain, un éclair lumineux vient éclater dans son crâne, l’aveuglant méchamment. Comme précédemment, des bourdonnements envahissent ses oreilles et la coupent du monde. Tombant à genoux, Arya se laisse submerger par la douleur, les paupières fermées, ses poings appuyant dessus pour faire taire ces cauchemars. Et alors, elle voit. Elle voit Gaspard se prendre une branche, elle voit du sang, elle voit une pomme de pin rouler. Elle voit des yeux blancs, elle voit Blanche crier et tomber à genoux. Et surtout, elle voit une seringue par terre. Et elle sait. Dans un glapissement, elle prend une grande goulée d’air, des larmes aux bords des yeux. Le vrombissement dans ses oreilles s’arrête et elle sent à nouveau la légère brise d’été lui caresser le visage.
Elle prend le temps de se reposer un peu, se remettant de ses émotions, les yeux brillants, apercevant au loin Mildred et Amélia qui s’approchent. Au moment où ils arrivent, sa stratégie est définie.
- Il n’y a personne… Venez… On va retourner dans la maison… On y sera en sécurité.
Toujours Mildred et ses idées à la gomme. Haussant les yeux au ciel, Arya est sur le point de répliquer que ce n’est pas en retournant dans le jardin qu’ils retrouveront les traces de Blanche et de Gaspard puis elle se rappelle qu’elle ne peut pas leur faire confiance et se retient en se mordant les lèvres. Là-bas, en bordure de forêt, les minutes lui ont semblé être des heures et pourtant, en observant ses deux compagnons d’infortune, elle comprend que, pour eux, à peine quelques dizaines de secondes se sont écoulées. Soudain, une sonnerie retentit. Quelqu’un a reçu un message, et ça ne peut pas être elle puisque son portable s’est évaporé avec le reste, ni Amélia puisqu’elle lui a demandé si elle avait du réseau. Aussi, son regard se pose directement sur Mildred, un regard froid et accusateur. La jeune femme en a assez qu’il veuille toujours se mettre en avant, à parader comme un coq dans une basse-cour, certainement en espérant que son amour d’antan lui saute dans les bras après un sauvetage miracle. Le fait que ce soit bizarrement celui qui se fait le plus remarquer depuis le début de cette catastrophe qui capte soudainement lui apparaît comme être une drôle de coïncidence, et cela même s’il est flagrant que le téléphone appartient à Gaspard. Comment peut-elle être sûre qu’il n’a rien à voir avec cette histoire ? Elle ne lui fait pas confiance. Néanmoins, elle tait ses doutes le temps de se pencher vers l’écran, écran sur lequel se dessine une photo de Gaspard et de Blanche.
- Je… Impossible !
Impossible, mais pourtant vrai ! Pendant que l’autre incapable s’étouffe dans sa stupeur, Arya passe ses mains dans ses cheveux, essayant d’y voir plus clair. Elle a beau classifier les évènements, rien ne fait sens. Tout le monde disparaît, sauf Gaspard, Blanche, Amélia, Mildred et elle. Puis Gaspard s’enfuit. Puis blanche part à sa recherche. Puis les deux se font enlever mais elle seule a une vague idée d’où et comment cela s’est passé. Parce qu’elle a des visions. Et maintenant, ils reçoivent un message d’une fille portée disparue depuis deux ans. Mais tout va bien, tout va pour le mieux ! Tout est logique et acceptable ! La jeune femme a l’impression que son cerveau va friser.
- Donne moi ça, elle ordonne sèchement, arrachant le téléphone des mains de Mildred sans attendre sa réponse. Puis elle le jette et l’éclate par terre avant d’écraser les derniers morceaux intacts dans un vif mouvement de chaussures, sous les regards ébahis des deux autres.
- Quoi ? Vous voulez vraiment qu’on puisse nous localiser ? On n’aurait rien obtenu de ce message de toute manière, c’est pas comme si on allait nous donner l’adresse pour les retrouver. C’est juste pour nous foutre la trouille.
Et ça fonctionne ! Mais ça, Arya ne le dira évidemment pas à haute voix. Sans attendre de réponse, elle se dirige à grands pas vers le manoir, sans plus s’inquiéter d’être discrète. Arrivée là, près des cuisines, elle récupère un sac dans lequel elle a glissé une paire de chaussettes et des baskets. Elle change de chaussures et range les autres précieusement avant de les cacher près d’un placard. Peut-être que Mildred n’a rien compris à ses histoires de famille, et ça lui va bien s’il continue à croire que sa mère servait de bonne à la riche famille alors qu’il n’en était rien. Mais il n’a pas tort sur une chose : elle connait bien la maison, et ça lui permet aujourd’hui d’être la mieux équipée dans cette situation de crise, avec sa combi-short et sa paire de running, plutôt qu’en robe de soirée et talons ou même jogging mais souliers de soirée.